Jean-Louis Etienne : l’exploration en passion

Jean-Louis Étienne, né le 9 décembre 1946 à Vielmur-sur-Agout (Tarn), est un médecin et explorateur français. En 1986, il marche 63 jours, seul sur la banquise pour atteindre le pôle Nord. En 89-90, il réalise la plus longue traversée de l’Antarctique en traîneaux à chiens : 6 300 km. Il a accompli de multiples expéditions en Himalaya, au Groenland, en Patagonie, dans l’Arctique… Il est l’auteur de nombreux ouvrages « Persévérer » et « Aux arbres citoyens », parus aux éditions Paulsen. Entretien avec Jean-Louis Etienne.

ANF : Parviendra-t-on à limiter le réchauffement climatique à 1,5° d’ici à la fin du siècle comme le préconisent les experts du GIEC[1] ?

JLE : C’est un objectif de stabilisation et de réversibilité. Limiter à 1,5° va être difficile, mais 2° serait bien. À l’heure actuelle, 80% de l’énergie consommée sur Terre sont des énergies fossiles dont beaucoup du charbon qui est vraiment l’ennemi n°1 du climat. Et avec l’accroissement de la population, les besoins énergétiques augmentent et on se tourne vers les énergies les moins chères, vers les énergies fossiles. Cependant, nous assistons à une accélération de la prise de conscience du changement climatique. Le climat se dérègle à grande vitesse. On le voit bien, par exemple, avec les tempêtes tropicales qui deviennent des cyclones un peu partout dans le monde. Il faudrait que la transition énergétique s’accélère, ce qui va être compliqué sans une mobilisation de l’humanité au niveau planétaire et à l’échelle de celle à laquelle nous assistons pour le coronavirus.

La gravité du changement climatique est planétaire.

ANF : Pensez-vous cette mobilisation possible ?

JLE : Le virus nous met dans une situation d’urgence personnelle dont chacun prend conscience de la gravité à l’échelle mondiale. La gravité du changement climatique est aussi planétaire mais cela agit beaucoup plus sournoisement. Les dégâts vont être conséquents sur la durée. L’imminence du traitement devrait être de même nature que pour le Covid-19. La mobilisation ne relève pas que des États. La question énergétique est la solution. Les investisseurs doivent arrêter d’investir sur le charbon.  En tant que citoyens, nous sommes tous concernés. Notre avenir et celui de nos enfants sont menacés. Chacun de nous doit songer à isoler son habitat, à faire attention à ses choix de consommation énergétique. Nous avons tous une zone d’influence dans nos sphères personnelles, familiales, professionnelles et politiques. Nous devons être efficaces à l’endroit où on est.

ANF : Quelles sont, pour vous, les conséquences sur le plan de la biodiversité?

JLE : En matière de biodiversité, il faut considérer deux choses. D’une part, il y a des changements climatiques et nous constatons que les espèces peuvent se déplacer, s’adapter, même si elles le font lentement. Le problème de la biodiversité, c’est la toxicité des cultures, tous les fongicides et les pesticides que nous utilisons, et aussi la surpêche, le braconnage. D’autre part, il y a les tempêtes tropicales bien connues dans les Caraïbes. Elles ont changé d’échelle : elles sont devenues des cyclones. 93% de l’excès de chaleur dus au réchauffement climatique sont absorbés par les océans. La température et le niveau des océans augmentent. Pour prendre l’exemple de la Martinique ou de la Guadeloupe, quand vous avez une épaisseur de 50 m d’eau à 27°, vous avez une bombe thermique potentielle. Le cycle de l’eau est perturbé.Les épisodes cévenols sont connus depuis toujours en Méditerranée. À la fin de l’été, la surface de la mer est très chaude, il y a une évaporation et puis en septembre-octobre, les vents du Sud-Est arrivent et poussent cette évaporation vers les Cévennes, avec ascension, refroidissement et précipitations. On voit aujourd’hui que la quantité d’eau évaporée qui revient sous forme d’inondations considérables est la conséquence d’un excès de réchauffement de la Méditerranée. À l’opposé, en d’autres endroits, en Afrique du Sud ou en Asie du Sud-Est, nous observons des sécheresses monumentales.

ANF : Qu’en est-il de l’Arctique ?

JLE : L’Arctique est très touché, il change de couleur aujourd’hui. Auparavant, l’Arctique était blanc la majeure partie de l’année. La périphérie, le pergélisol[2], la Sibérie, le Canada, toutes ces zones de terre autour restaient longtemps couvertes de neige en saison, elles avaient de très courtes périodes sans neige. Aujourd’hui, la neige arrive plus tard, repart plus tôt. Maintenant, il y a des zones sombres qui captent le rayonnement solaire et font fondre le permafroz[3] qui s’effondre en libérant des quantités de méthane et de gaz carbonique. La banquise de l’océan Arctique au pôle nord, à la fin de l’été, montre de plus en plus des zones libres de glace, sombres, qui captent la chaleur. Le phénomène d’accélération est remarquable. J’ai l’habitude de dire qu’on a ouvert la porte du frigo. Ce froid des pôles va manquer pour équilibrer la chaleur des tropiques.

Nous manquons de conscience globale.

ANF : Pourquoi, connaissant les enjeux du changement climatique, l’humanité est-elle incapable d’agir efficacement ?

JLE :Nous manquons de conscience globale. Chaque espèce, végétale, humaine, animale est animée par trois déterminants : la reproduction, le succès ou la prospérité de l’espèce et l’expansion du territoire. L’homme agit ainsi sans conscience pourvu qu’il réussisse. Cela dépasse des paliers de richesses. L’homme a pris le contrôle des espaces et des espèces. Aucune autre espèce ne lui résiste ! J’avais écrit il y a 10 ans, quand j’étais aux États unis, un chapitre sur les bombes atomiques que chaque pays voulait avoir. Je disais alors ne pas avoir peur de l’arme de dissuasion massive considérant que la diplomatie prend toujours le relais. Mais je disais aussi que les virus allaient nous échapper complètement. Nous avons conscience de la situation, nous avons l’intelligence des solutions mais ce qui nous manque, c’est l’audace et la sagesse de les mettre en œuvre.

ANF : Vous préparez une expédition au Pôle Sud, Polar Pod, une plateforme océanographique habitée. De quoi s’agit-il ?

JLE : Ce projet a pour objet d’étudier l’océan Austral, celui qui entoure l’Antarctique. Il est immense et constitué d’eaux froides sur 22 000 km de circonférence. L’océan Austral est une courroie de transmission. Il y a un courant très puissant qui fait le tour entre les 3 grands océans, Atlantique, Indien et Pacifique. Mais son éloignement fait qu’il est assez méconnu. C’est le principal puits de carbone océanique de la planète. Le CO2 se dissout dans les eaux froides beaucoup plus que dans les eaux tropicales. C’est un acteur important du climat dont on ne connait pas bien l’efficacité. Toutes les publications se terminent par : « On a besoin de mesures in-situ de longues durées ». Des mesures atmosphère-océan sont réalisées pendant la saison estivale. La France y participe avec le bateau Marion Dufresne, qui va de la Réunion jusqu’aux îles Kerguelen. Le Polar Pod est l’outil qui va permettre de séjourner sur cet océan en permanence dans des bonnes conditions de sécurité et de confort et de faire des mesures très précises. Polar Pod est un navire silencieux. Son moteur de déplacement est le courant et il est autonome en énergie grâce à six éoliennes. Un des objectifs est d’identifier la capacité de cet océan à réguler le climat. Par ailleurs, l’océan Austral est aussi un immense réservoir de biodiversité dont on ne connaît pas très bien la faune. Des hydrophones seront placés au fond du Polar Pod à 80 mètres de profondeur, pour faire l’inventaire par acoustique de la faune, par une écoute permanente, passive, au cours des 4 saisons. On connait la signature  sonore de toutes les espèces. Cela est très attendu par les biologistes.

ANF : Votre dernier ouvrage s’intitulé « Aux arbres citoyens », pourquoi ce livre ?

JLE : J’habite dans les bois, sur un coteau exposé au Sud au-dessus du village où je suis né, dans le Tarn. La nature a toujours été mon lieu d’expression. La nature était un refuge pour le garçon timide que j’étais. Je voulais devenir menuisier. J’ai toujours aimé le bois. Une éditrice m’a demandé de faire un livre sur les cabanes. Je suis entré un peu plus en détail dans la biologie de l’arbre. C’est un ouvrage de biologie végétale. Une chose que l’on ignore est qu’un arbre de la campagne française, un chêne par exemple, transpire en moyenne 250 litres tous les jours pour faire monter la sève. Il régule donc le climat. Il contribue à l’hygrométrie de l’air. Il capte le gaz carbonique pour sa croissance. Il assure la stabilité du sol par ses racines et par tous les maillages souterrains. Il est un dénominateur commun entre nature et agriculture. L’arbre maintient une faune de micro-organismes pour défendre les cultures contre lesravageurs. L’agroforesterie va se développer car l’arbre amène le gite et le couvert à la biodiversité. Je me suis régalé d’être entré dans cette pédagogie de l’arbre.


[1] Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a été créé en 1988 en vue de fournir des évaluations sur les changements climatiques.
[2] Sol gelé en permanence et absolument imperméable des régions arctiques.
[3] Le permafrost (ou pergélisol) est un terme géologique qui désigne un sol dont la température se maintient en dessous de 0°C pendant plus de deux ans consécutifs. Il représente 20% de la surface terrestre de la planète.